02/09/2020
L'agriculture et la COVID-19 (3)

L'agriculture et la Covid-19 (3) - Les filières condamnées à innover

Jean-Christophe Debar*

Plongées dans la tourmente de la pandémie, les filières agroalimentaires ont réagi, dans la plupart des pays, en multipliant les innovations ou en accélérant les transformations déjà en cours. Ces réactions ont été rapides, car dictées par l’urgence : « Ce que nous pensions possible sur deux décennies, nous l’avons introduit en quelques mois », témoigne un entrepreneur dans une enquête récente de l’IFPRI (Institut international de recherche sur les politiques alimentaires). Bien entendu, la nature et le rythme de ces adaptations sont très inégaux ; ils dépendent des contraintes auxquelles sont confrontées les opérateurs et des moyens financiers dont ils disposent. Les secteurs les plus vulnérables sont ceux qui emploient beaucoup de personnes, comme c’est généralement le cas dans les pays en développement, mais aussi, dans les pays à revenu élevé, pour les exploitations de fruits et légumes, les producteurs de lait et les abattoirs. Les défis à relever sont particulièrement ardus en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, où la majeure partie de la nourriture provient de fermes et d’industries de transformation de petite taille et où les filières souffrent d’un manque chronique de coordination, de capacités d’investissement et d’infrastructures, dans un environnement institutionnel peu propice. 

Les innovations se déploient à tous les niveaux. Elles concernent d’abord l’organisation du travail, pour limiter l’absence des employés et garantir leur sécurité : réaménagement des horaires et des locaux, distributions de masques, extension du télétravail, etc. Elles passent également par une révision des stratégies d’approvisionnement et de commercialisation, dans un souci de diversification accrue, y compris géographique, et un renforcement des liens contractuels entre les acteurs d’amont et d’aval. Des pratiques jusqu’alors secondaires deviennent incontournables : les distributeurs développent la vente en ligne, les livraisons à domicile et par « drive » ; des restaurants, très touchés par les mesures de confinement, se lancent dans la vente à emporter. S’il n’est pas possible, à ce stade, de dresser un tableau exhaustif de la situation, l’IFPRI souligne que ces évolutions s’observent, à des degrés divers et avec des réussites contrastées, dans toutes les régions. Quel que soit le contexte, les grandes entreprises jouent souvent un rôle moteur pour impulser le changement au sein de leur écosystème.

La pandémie de Covid-19 est aussi une formidable rampe de lancement pour les technologies digitales comme la blockchain, l’intelligence artificielle, l’internet des objets et la robotique. Considérées principalement, jusqu’à récemment, comme des leviers de baisse des coûts, elles apparaissent désormais comme des éléments structurants des stratégies de gestion des risques, dont l’amplification est rendue d’autant plus nécessaire par le dérèglement climatique. Ainsi la blockchain, fondée sur un échange d’informations fiable et sécurisé, réduit considérablement les aléas tout au long de la supply chain ; les robots permettent de maintenir l’activité lorsque la main d’œuvre fait défaut. L’essor de ces technologies est conforté par le fait qu’elles répondent aux préoccupations croissantes des consommateurs en matière de sécurité sanitaire et de protection de l’environnement : la blockchain crée la confiance, en limitant drastiquement les possibilités de dysfonctionnement ou de fraude ; les robots de désherbage solutionnent à la fois la pénurie d’ouvriers agricoles et le durcissement de la réglementation sur l’utilisation de produits phytosanitaires. Il est clair que la capacité des entreprises à se doter ou pas de ces nouvelles technologies va creuser les écarts de compétitivité entre les filières agroalimentaires des différents pays et au sein même de chaque pays. 

Le secteur financier a une responsabilité cruciale pour accompagner et faciliter ces mutations. Si les entreprises sont condamnées à innover pour survivre, elles ne pourront le faire que si elles disposent d’une offre de crédit et d’assurance appropriée. Une autre condition, dans les pays pauvres et émergents, est que les gouvernements réalisent les investissements publics (routes, énergie, communication…) indispensables au fonctionnement des chaînes de valeur et instaurent un cadre réglementaire favorable à leur transformation.   

* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).

08/07/2020
L'agriculture et la Covid-19 (2)

L'agriculture et la Covid-19 (2) Les Etats à la rescousse

Jean-Christophe Debar*

Dans sa dernière analyse sur les perspectives de l’économie mondiale, publiée le 24 juin, le Fonds monétaire international souligne l’ampleur de la crise économique « sans précédent » due à la pandémie de Covid-19. Le produit intérieur brut mondial, qui avait crû de 2,9 % en 2019, devrait plonger de 4,9 % en 2020, soit beaucoup plus fortement que prévu initialement. La chute serait de 8 % dans les économies avancées (dont 8 % aux Etats-Unis et 10,2 % dans la zone euro) et de 3 % dans les pays émergents et les pays en développement. Si la Chine limite la casse (+ 1 %), l’Amérique latine (- 9,4 %), le Moyen-Orient (- 4,7 %), l’Inde (- 4,5 %) et l’Afrique subsaharienne (- 3,2 %) sont durement touchés.     

Confrontés à ce désastre, les gouvernements ont réagi avec vigueur, mais de manière contrastée selon l’importance de la récession et, surtout, des ressources dont ils disposent. Le montant des dépenses budgétaires et des baisses de taxes mises en œuvre pour protéger les populations contre le virus, préserver l’emploi et éviter les faillites est colossal : il atteint, à ce jour, environ 9 % du PIB dans les économies avancées, 3 % dans les pays émergents et 1 % dans les pays à faible revenu. Encore ces chiffres ne comprennent-ils pas les mesures de soutien à la liquidité des entreprises, comme les prêts et garanties de prêts, dont le défaut pourrait résulter en des pertes sèches pour les trésors publics.

Les Etats-Unis se distinguent

Dans ce contexte, quid de l’agriculture ? Peu de pays ont lancé des plans d’aide ciblant spécifiquement ce secteur. Les Etats-Unis se distinguent, et de loin. Quelque 16 milliards de subventions directes ont déjà été annoncés pour compenser les pertes de revenu agricole liées à la Covid-19 ; une nouvelle enveloppe est attendue prochainement. A cela s’ajoutent un accroissement des achats publics de produits agricoles (3 milliards de dollars) et, surtout, une augmentation du soutien à la consommation alimentaire, via notamment les « bons de nourriture » octroyés aux personnes les plus pauvres, dont le nombre explose avec la récession.  

Dans l’Union européenne, l’intervention publique est beaucoup plus modeste. Il est vrai que, à l’exception de quelques productions, l’impact de la pandémie sur les filières agricoles a été, semble-t-il, nettement moins fort sur le Vieux Continent, pour des raisons qui tiennent notamment à la moindre part de la restauration hors-foyer dans les dépenses alimentaires des ménages. Le soutien aux agriculteurs se traduit essentiellement par une hausse des aides d’Etat : les gouvernements sont autorisés à verser jusqu’à 125 000 euros par exploitation, dont 25 000 euros sans agrément préalable de la Commission européenne. A mi-mai, seuls huit Etats membres avaient usé de ce dispositif, pour un montant total de 1,2 milliard d’euros, consistant pour moitié en subventions accordées aux producteurs hollandais de fleurs et de fruits et légumes. Le budget communautaire finance des mesures complémentaires (utilisation du reliquat des fonds de développement rural, aide au stockage privé, etc.), mais limitées.

Dans les autres régions, y compris en Afrique, l’appui aux agriculteurs s’est fait principalement de manière indirecte, via des plans d’aide aux ménages les plus vulnérables et des mesures de lutte contre l’insécurité alimentaire. Ainsi, en Inde, chaque personne éligible recevra mensuellement, jusqu’en novembre, 10 kilos de blé et de maïs, soit le double de la quantité habituelle, et 1 kilo de légumineuses. Ce dispositif, qui permet d’écouler les stocks de grains achetés par l’Etat pour soutenir les prix agricoles, couvre deux tiers de la population.

Les conséquences pour les politiques agricoles  

Au-delà des mesures exceptionnelles prises à court terme, la crise de la Covid-19 devrait avoir des conséquences durables sur les politiques agricoles. D’abord parce que l’endettement accru des Etats va peser sur les budgets disponibles pour l’agriculture. Si cette contrainte ne semble guère entraver la capacité dépensière des Etats-Unis ni trop gêner – jusqu’à présent du moins – le financement de la PAC, elle pourrait être catastrophique pour les pays d’Afrique subsaharienne, qui ont déjà bien du mal à soutenir un secteur qui emploie pourtant la moitié de la population active.

Les autres retombées prévisibles de la pandémie dérivent de l’attention accrue que les gouvernements vont sans doute porter au renforcement de la résilience des chaînes de valeur agricoles. L’accent était mis sur leur efficacité, il serait logique qu’il le soit désormais sur la capacité des filières à résister aux chocs de toute nature, climatique, sanitaire ou économique, qui ne manqueront pas de se produire dans l’avenir. Dans cette optique, le soutien à l’assurance des rendements, l’incitation à l’épargne mais aussi la création de « réserves de crise » mobilisables rapidement en faveur des agriculteurs, deviennent des priorités. Si l’on regarde vers l’aval, les circuits courts, plébiscités par des citadins avides de proximité, vont probablement bénéficier de nouveaux appuis. Enfin, la souveraineté alimentaire a le vent en poupe. Beaucoup de pays en développement veulent accroître leur production pour réduire leur dépendance au commerce international. L’Union européenne, à la fois premier importateur et premier exportateur mondial de produits agricoles, doit jouer sur les deux tableaux.     

            

* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).