A la veille de l’élection présidentielle, une agriculture américaine sous perfusion
Jean-Christophe Debar*
Quatre ans après l’entrée de Donald Trump à la Maison Blanche, l’agriculture américaine vit une période difficile. Elle n’a jamais autant dépendu des subsides publics ; le solde de ses échanges extérieurs a fondu à cause d’une forte baisse des exportations. Pourtant, les agriculteurs s’apprêtent à voter en masse pour le candidat républicain le 3 novembre. Un paradoxe peut être apparent, mais qui demande une explication.
Une histoire en deux actes
En 2016, le revenu agricole aux Etats-Unis atteignait 62 milliards de dollars. En 2020, il est estimé à 103 milliards, mais cette hausse est en trompe l’œil. L’histoire s’est jouée en deux actes. Le lancement de la guerre commerciale avec la Chine, en 2018, a conduit Pékin à taxer lourdement, en représailles, l’importation de certains produits agricoles américains. Puis la pandémie de Covid-19, ces derniers mois, a provoqué une brutale réduction des dépenses des ménages dans les restaurants, qui absorbent habituellement plus de la moitié du budget alimentaire, loin d’être compensée par l’augmentation des achats au détail. Les restrictions de déplacement ont en outre pesé sur la consommation d’essence, composée à 10 % de bioéthanol, ce qui a diminué les prix du maïs et, indirectement, des autres cultures.
Face à la dégradation de la situation, l’Etat a volé au secours des agriculteurs. Il existe pourtant toute une panoplie de soutiens, dont le niveau et les modalités sont fixés par le farm bill, fournissant aux producteurs un filet de sécurité non négligeable en cas de perte de rendement ou de baisse des cours. Mais cette panoplie a été jugée insuffisante. Pendant trois années consécutives, de 2018 à 2020, les pouvoirs publics ont débloqué des aides exceptionnelles d’une valeur considérable, quelque 50 milliards de dollars au total, pour dédommager les farmers de la perte du marché chinois puis de l’impact de la pandémie. Pour la seule année 2020, l’ensemble des subventions d’exploitation - aides exceptionnelles et paiements directs découlant du farm bill - devrait atteindre au moins 45 milliards de dollars, soit plus du triple qu’en 2016, et constituer environ 40 % du revenu agricole. Encore ce montant n’inclut-il pas les subventions aux contrats d’assurance récolte et chiffre d’affaires, ni les dépenses fédérales de soutien à la consommation alimentaire (les soupes populaires sont débordées à cause de la récession) qui confortent, indirectement, le revenu des producteurs.
Préférence pour Trump
Selon un sondage récent, la moitié des électeurs ruraux appuie le président sortant, contre un tiers pour le représentant démocrate, Joe Biden. L’écart entre les deux candidats est encore plus grand si on interroge uniquement les agriculteurs. La réactivité des pouvoirs publics à aider ces derniers en période de crise explique sans doute, en partie, pourquoi la majorité d’entre eux est favorable à la réélection de Donald Trump. Mais cette préférence a des causes plus profondes.
Le gros des farmers vote depuis longtemps pour les Républicains, considérés comme meilleurs dépositaires des valeurs traditionnelles de l’Amérique : esprit d’entreprise, méfiance à l’égard de toute intervention étatique…, ce dernier point prêtant à sourire quand on connaît l’ampleur des subsides octroyés au monde agricole. L’agressivité du président Trump à l’égard de la Chine, son blocage du fonctionnement de l’OMC, sa décision de sortir de l’Accord de Paris sur le climat, sa volonté de dérégulation environnementale… font vibrer les campagnes. Pour ses partisans, peu importe la gestion calamiteuse de la pandémie. Quant à la politique migratoire très restrictive de l’administration, elle répond à l’idéologie d’un électorat agricole essentiellement blanc (seuls 3 % des chefs d’exploitation sont noirs), inquiet des violentes manifestations urbaines, même si une grande partie de la main d’œuvre travaillant dans les champs, les étables et les abattoirs est composée de sans-papiers originaires notamment d’Amérique latine, très touchés par la Covid-19.
Il est vrai que Donald Trump a tout fait pour conserver les faveurs de cet électorat. Par une heureuse coïncidence, plus de 90 % des aides versées aux agriculteurs pour atténuer l’effet de la guerre commerciale avec la Chine sont allés aux comtés qui avaient voté pour lui, contre Hillary Clinton, en 2016.
Et si c’est Biden ?
La polarisation des médias sur l’élection présidentielle tend à occulter le rôle crucial du Congrès. Or la capacité de Joe Biden, s’il est élu, à impulser une nouvelle politique dépendra étroitement du renouvellement d’un tiers du Sénat et de la totalité de la Chambre des représentants. Si les Démocrates, aujourd’hui majoritaires à la Chambre, ne parviennent pas à reconquérir le Sénat, le nouveau président se heurtera à une opposition qui fera tout pour paralyser son action.
S’agissant de la confrontation commerciale avec la Chine, il ne faut pas attendre d’un Congrès qui serait dominé par les Démocrates une désescalade autre que de forme, privilégiant la coopération avec l’Europe et d’autres partenaires commerciaux. En revanche, Joe Biden se démarque de son rival par ses projets de politique climatique, qui se traduisent notamment par la promesse de réintégrer l’Accord de Paris et l’objectif d’une neutralité carbone des Etats-Unis en 2050. Cette orientation pourrait rapprocher les politiques agricoles menées de part et d’autre de l’Atlantique, mais le farm bill actuel est applicable jusqu’à fin 2023. A court terme, la grande question est la prolongation éventuelle des aides exceptionnelles.
* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).