06/10/2020
L'agriculture et la COVID-19 (4)

Un virus géopolitique - L'agriculture et la Covid-19 (4)

Jean-Christophe Debar*

C’est peu dire que la crise de la Covid a avivé les tensions entre la Chine et les démocraties libérales. L’opposition entre les Etats-Unis et la Chine, le positionnement qu’adopteront à cet égard l’Europe et la Russie, enfin la capacité de l’Afrique à s’imposer comme acteur à part entière sur la scène mondiale s’annoncent désormais comme les éléments structurants des relations internationales, dans un contexte marqué par la montée en puissance des questions de durabilité environnementale et de résilience aux chocs climatiques et sanitaires. Dans ce paysage géopolitique, l’agriculture, garante de la sécurité alimentaire, occupe une place de choix.

Yin-yang diplomatique

La pandémie a montré les deux facettes de la Chine : sa part sombre, illustrée par sa gestion autoritaire et opaque du début de la crise ; son effort subséquent pour apparaître comme un géant efficace et bienveillant, volant au secours des autres pays par l’envoi de masques et de matériel médical. Ces deux facettes reflètent la double image qu’elle projette depuis des années : d’un côté, celle d’un Etat exerçant un contrôle sans faille sur sa population, au mépris des droits de l’homme ; de l’autre, celle d’une nation soucieuse d’exercer les responsabilités que lui confère son formidable essor économique, comme en témoignent les facilités de crédit consenties aux pays africains pour financer leurs infrastructures, bien sûr non dénuées de contreparties, et son engagement récent à atteindre la neutralité carbone d’ici 2060, relançant ainsi l’accord de Paris sur le climat, miné par le retrait américain.

La dualité chinoise donne lieu à des interprétations contradictoires et pose bien les enjeux. Pour certains, elle justifie la stratégie d’affrontement engagée par Donald Trump pour contrer la volonté hégémonique, commerciale et industrielle, de la Chine, en dénonçant les règles multilatérales dont ce pays a su jouer, depuis son entrée à l’Organisation mondiale du commerce en 2001, pour maintenir ses pratiques déloyales en matière de propriété intellectuelle et de subventions aux entreprises d’Etat. Pour d’autres, l’expansionnisme de Pékin doit être relativisé. Si la Chine est devenue, en 2014, la première économie mondiale (en PIB mesuré en parité de pouvoir d’achat), son revenu par habitant ne représente en moyenne qu’un quart de celui des Etats-Unis. Sous la férule de son président, Xi Jinping, elle chercherait avant tout à conserver un fort taux de croissance pour calmer les oppositions politiques intérieures et à éviter le blocus de ses lignes d’approvisionnement par la marine américaine. Selon ce point de vue, la Chine ne ferait que bousculer l’hégémonie des Etats-Unis, assise sur leur écrasante supériorité militaire, le rôle privilégié du dollar dans les transactions internationales et leur capacité à imposer d’énormes amendes aux entreprises étrangères soupçonnées de corruption ou de violation des embargos édictés par Washington.

Une nouvelle « guerre froide » ?

Le fil conducteur des relations diplomatiques à moyen terme pourrait donc bien être une nouvelle « guerre froide », opposant cette fois Pékin et Washington, même si l’expression est impropre car, contrairement à l’ex-URSS, c’est un pays en pleine expansion économique qui menace aujourd’hui les intérêts américains. L’élection de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis ne changerait pas fondamentalement la donne, sinon dans la stratégie de coopération qu’il pourrait adopter à l’égard des pays alliés pour endiguer l’avancée chinoise. La partie s’annonce délicate pour l’Europe, qui devra naviguer entre la confrontation avec une Chine enfin reconnue comme « rival systémique » et la nécessité de composer avec elle du fait de sa puissance, sans faire preuve de naïveté vis-à-vis des Etats-Unis et tout en résistant à l’agressivité de la Russie. 

Les implications pour l’agriculture

Les conséquences de ces évolutions pour les échanges, les investissements et les politiques agricoles ne sauraient être sous-estimées. Le commerce de produits agricoles risque de subir les soubresauts liés aux différends internationaux, voire même d’être pris en otage par les gouvernements comme c’est aujourd’hui le cas dans la querelle qui oppose Pékin et Washington, alors même que les échanges vont devenir de plus en plus importants pour assurer la sécurité alimentaire mondiale, à cause du changement climatique. L’empreinte de la Chine sur ces échanges ne va cesser de croître, non seulement parce qu’elle est le premier importateur net de produits alimentaires mais aussi à cause de l’infrastructure logistique qu’elle met en place à travers les Nouvelles routes de la soie, ses investissements en Afrique et en Amérique du Sud pour garantir son approvisionnement en matières premières et, à l’autre bout de la chaîne, la dynamique de ses plateformes de commerce numérique, touchant plus d’un milliard de consommateurs. 

L’Europe, première exportatrice de produits agricoles, est concernée au plus haut point. Elle l’est d’autant plus que la demande alimentaire va exploser au sud de la Méditerranée et que la Covid-19 a fortement accru les préoccupations liées à la durabilité et à la résilience de son modèle de croissance. Or la capacité de l’Union européenne à conjuguer compétitivité et transition écologique de son économie – et à rendre socialement acceptables les changements qui en résultent – est subordonnée aux protections susceptibles d’être instaurées contre les importations, y compris agricoles, en provenance de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes : d’où la « taxe carbone » aux frontières envisagée par Bruxelles, qui inquiète nombre de ses partenaires commerciaux. Ainsi la pandémie accélère la mutation de la mondialisation vers une fragmentation régionale et une opposition entre Etats qui donne aux politiques agricoles une dimension géopolitique de plus en plus marquée, tandis qu’une approche multilatérale serait indispensable pour relever les défis qui se posent à la planète.   

* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).

02/09/2020
L'agriculture et la COVID-19 (3)

L'agriculture et la Covid-19 (3) - Les filières condamnées à innover

Jean-Christophe Debar*

Plongées dans la tourmente de la pandémie, les filières agroalimentaires ont réagi, dans la plupart des pays, en multipliant les innovations ou en accélérant les transformations déjà en cours. Ces réactions ont été rapides, car dictées par l’urgence : « Ce que nous pensions possible sur deux décennies, nous l’avons introduit en quelques mois », témoigne un entrepreneur dans une enquête récente de l’IFPRI (Institut international de recherche sur les politiques alimentaires). Bien entendu, la nature et le rythme de ces adaptations sont très inégaux ; ils dépendent des contraintes auxquelles sont confrontées les opérateurs et des moyens financiers dont ils disposent. Les secteurs les plus vulnérables sont ceux qui emploient beaucoup de personnes, comme c’est généralement le cas dans les pays en développement, mais aussi, dans les pays à revenu élevé, pour les exploitations de fruits et légumes, les producteurs de lait et les abattoirs. Les défis à relever sont particulièrement ardus en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, où la majeure partie de la nourriture provient de fermes et d’industries de transformation de petite taille et où les filières souffrent d’un manque chronique de coordination, de capacités d’investissement et d’infrastructures, dans un environnement institutionnel peu propice. 

Les innovations se déploient à tous les niveaux. Elles concernent d’abord l’organisation du travail, pour limiter l’absence des employés et garantir leur sécurité : réaménagement des horaires et des locaux, distributions de masques, extension du télétravail, etc. Elles passent également par une révision des stratégies d’approvisionnement et de commercialisation, dans un souci de diversification accrue, y compris géographique, et un renforcement des liens contractuels entre les acteurs d’amont et d’aval. Des pratiques jusqu’alors secondaires deviennent incontournables : les distributeurs développent la vente en ligne, les livraisons à domicile et par « drive » ; des restaurants, très touchés par les mesures de confinement, se lancent dans la vente à emporter. S’il n’est pas possible, à ce stade, de dresser un tableau exhaustif de la situation, l’IFPRI souligne que ces évolutions s’observent, à des degrés divers et avec des réussites contrastées, dans toutes les régions. Quel que soit le contexte, les grandes entreprises jouent souvent un rôle moteur pour impulser le changement au sein de leur écosystème.

La pandémie de Covid-19 est aussi une formidable rampe de lancement pour les technologies digitales comme la blockchain, l’intelligence artificielle, l’internet des objets et la robotique. Considérées principalement, jusqu’à récemment, comme des leviers de baisse des coûts, elles apparaissent désormais comme des éléments structurants des stratégies de gestion des risques, dont l’amplification est rendue d’autant plus nécessaire par le dérèglement climatique. Ainsi la blockchain, fondée sur un échange d’informations fiable et sécurisé, réduit considérablement les aléas tout au long de la supply chain ; les robots permettent de maintenir l’activité lorsque la main d’œuvre fait défaut. L’essor de ces technologies est conforté par le fait qu’elles répondent aux préoccupations croissantes des consommateurs en matière de sécurité sanitaire et de protection de l’environnement : la blockchain crée la confiance, en limitant drastiquement les possibilités de dysfonctionnement ou de fraude ; les robots de désherbage solutionnent à la fois la pénurie d’ouvriers agricoles et le durcissement de la réglementation sur l’utilisation de produits phytosanitaires. Il est clair que la capacité des entreprises à se doter ou pas de ces nouvelles technologies va creuser les écarts de compétitivité entre les filières agroalimentaires des différents pays et au sein même de chaque pays. 

Le secteur financier a une responsabilité cruciale pour accompagner et faciliter ces mutations. Si les entreprises sont condamnées à innover pour survivre, elles ne pourront le faire que si elles disposent d’une offre de crédit et d’assurance appropriée. Une autre condition, dans les pays pauvres et émergents, est que les gouvernements réalisent les investissements publics (routes, énergie, communication…) indispensables au fonctionnement des chaînes de valeur et instaurent un cadre réglementaire favorable à leur transformation.   

* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).