L’agriculture et la Covid-19 : (1) Les causes et les impacts de la crise
Jean-Christophe Debar*
Partout dans le monde, les filières agricoles ont été touchées de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Mais la crise a été si rapide et violente que l’on peine parfois à distinguer la multiplicité de ses canaux de transmission et leur enchevêtrement. Il est donc utile de prendre un peu de recul et de se poser les questions suivantes : que s’est-il passé exactement ? quels sont les impacts de cette crise sur l’agriculture et l’alimentation ? Deux constats se dégagent. D’une part, toutes les régions sont affectées, même si la situation varie fortement selon les pays - et, au sein de chaque pays, entre les différents secteurs de production agricoles -, en fonction de l’ampleur de la pandémie et des caractéristiques propres de leur système alimentaire. D’autre part, la crise sanitaire s’accompagne d’une montée de l’insécurité alimentaire, y compris dans les pays à haut revenu, à des niveaux très préoccupants. A tel point que la Covid-19 pourrait faire plus de victimes à cause de la faim et la malnutrition que du fait du virus.
Un double choc
L’agriculture a subi un double choc, concernant à la fois la demande et l’offre de nourriture. La demande solvable a diminué en raison du fort ralentissement de l’activité lié au confinement des personnes et des pertes d’emploi massives qui s’en sont suivies. La récession en cours est la plus brutale qui soit survenue depuis la Grande Dépression des années 1930 : en avril dernier, le Fonds monétaire international anticipait pour 2020 une baisse du produit intérieur brut de 3 % globalement, avec une chute de 6,1 % en moyenne dans les économies avancées et de 1 % dans les pays émergents et en développement. L’Afrique subsaharienne est particulièrement atteinte, avec un recul prévu de 1,6 % (3,4 % au Nigeria, pays africain le plus peuplé et gros exportateur de pétrole), alors qu’elle était sur un trend de croissance historique de 3 à 4 % par an.
La plupart des pays les moins avancés ont souffert, en outre, d’une dépréciation de leur monnaie, qui a renchéri le coût des denrées importées. Dans les pays riches, la baisse de la demande alimentaire a résulté principalement de l’effondrement de la consommation hors foyer, suite à la fermeture des cantines scolaires et des restaurants. Enfin, les restrictions de déplacement ont réduit l’utilisation de biocarburants, ce qui a pesé sur la demande de maïs et de betteraves (pour le bioéthanol), ainsi que sur celle de soja et de colza (pour le bio-gazole).
Le choc d’offre, quant à lui, s’est fait sentir sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Faute de main d’œuvre, beaucoup de fruits et légumes, n’ont pu être récoltés, des milliers de têtes de bétail n’ont pu être abattus, des tonnes de nourriture n’ont pu être acheminées à temps jusqu’aux zones de consommation et ont pourri en bord de champ ou dans des hangars. Les problèmes logistiques ont perturbé également la distribution de semences, d’engrais ou de produits de traitement : c’est l’une des raisons du retard pris en Afrique de l’Est pour lutter contre les invasions de criquets. A ces facteurs se sont ajoutées les mesures de restriction des exportations de produits alimentaires prises par certains pays, par exemple la Russie et le Kazakhstan sur le blé et le Vietnam sur le riz. Fin avril 2020, une quinzaine de pays limitaient ainsi leurs ventes de denrées à l’étranger, au détriment des pays importateurs.
L’interaction des chocs de demande et d’offre a eu des effets contrastés sur l’évolution des prix au sein des filières. Dans la plupart des pays, les prix alimentaires au détail ont plutôt augmenté, alors que ceux payés aux agriculteurs ont baissé, provoquant un déclin substantiel de leurs revenus. Cette dissymétrie peut être imputée notamment à la contraction des capacités de transformation, liée au manque de main d’œuvre, qui a nui tout particulièrement aux éleveurs et aux producteurs de lait. De plus, certains industriels, dans la viande et d’autres secteurs, ont exercé leur pouvoir de marché face à leurs fournisseurs.
Une crise alimentaire
La crise sanitaire se double d’une crise alimentaire qui menace de s’amplifier. Celle-ci n’est pas due à un déficit de production agricole mais, pour l’essentiel, à un accroissement de la pauvreté et aux ruptures des chaînes d’approvisionnement. Alors qu’une faim chronique, d’intensité variable, frappe 11 % de la population mondiale, plus de 135 millions de personnes, dans 55 pays, étaient confrontées en 2019 à une situation d’insécurité alimentaire « grave et aiguë », selon les critères des organisations internationales. Un autre contingent de 183 millions, adultes et enfants, était considéré en situation de « stress » : ce sont eux qui risquent de basculer dans une insécurité alimentaire maximale à cause de la pandémie de Covid-19.
Les pays en développement ne sont pas les seuls touchés. Dans beaucoup de villes d’Amérique du Nord et d’Europe, les banques alimentaires doivent gérer un afflux de nouveaux pauvres, tandis que les excédents de nourriture s’accumulent ou se gâtent. Les acteurs des filières et les Etats s’organisent, tant bien que mal, pour trouver des solutions. Ce sera l’objet de nos prochaines chroniques.
* Jean-Christophe Debar est directeur de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM).